Cet article a été écrit par Alexandre pour Relève de France
Panorama de la situation contemporaine
Le 12 mai, les résultats des épreuves d’admissibilité dans de nombreuses disciplines pour les concours de l’enseignement sont publiés. Cette publication, régulière mais autrefois invisible, fait l’effet d’une révélation. La chute du nombre d’admissibles[1] se généralise et touche de nombreuses disciplines. Dans le second degré, notre vision de la situation se fait panoramique. Certaines disciplines ne sont pas touchées par ce qui s’apparente à une désaffection. Les données du ministère montrent qu’en histoire-géographie, pour 575 postes, 1045 candidats sont admissibles ; en philosophie, 295 candidats vont concourir pour les 129 postes disponibles. En sciences de la vie et de la terre, il y a 425 candidats admissibles pour les 260 postes à pourvoir. Dans d’autres disciplines, le nombre d’admissibles baisse sans pour autant menacer le recrutement. En sciences économiques et sociales, il y a cette année 175 admissibles pour 121 postes, quand ils étaient 253 pour le même nombre de postes en 2021. Chez les documentalistes, les 120 postes disponibles seront un enjeu pour 186 admissibles, qui se trouvaient 261 en 2021. En espagnol, 490 candidats admissibles, moitié moins qu’en 2021, tenteront de briguer les 320 postes. Le cas de l’anglais est particulier : 904 admissibles pour 781 postes, mais ils étaient 1485 en 2021 pour 797 postes.
En revanche, la rentrée en septembre 2022 promet d’être tendue dans les autres disciplines. En mathématiques, il n’y a que 816 admissibles pour 1035 postes à pourvoir – certains estiment d’ailleurs que près de la moitié des postes demeureront vacants. En lettres, 720 admissibles, contre 1301 en 2021, pour 755 postes. En lettres anciennes, l’aventure tourne au drame, car il n’y a que 60 admissibles pour 134 postes. Il faut bien considérer que les épreuves d’admission départageront les candidats admissibles, et certains d’entre eux, faute de faire la preuve des qualités suffisantes, seront déboutés. Selon les prévisions les plus optimistes, c’est près d’un millier de postes dans le second degré, entre un poste sur cinq et un poste sur quatre, qui se trouveront vacants à la rentrée. La réforme de la formation mise en place par le ministre Blanquer viendra amplifier la situation, car les enseignants non issus d’un master MEEF[2], nombreux dans le second degré, n’assureront qu’un demi-service à la rentrée.
Nous pourrions considérer que la pénurie ne concerne que le second degré, mais il n’en est rien. Dès le 13 mai, nous avons découvert que les résultats du concours de recrutement des professeurs des écoles sont bien plus mauvais que ce qui était attendu, en Île-de-France notamment. À Créteil, il n’y a que 521 admissibles pour 1079 postes à pourvoir. En 2021, la situation était déjà critique, avec 1321 admissibles pour 1420 postes et seulement 1056 admis. Cette année, les estimations donnent entre 300 et 400 admis et près de 600 postes vacants dans une académie déjà sous tension. À Versailles, la situation est pire encore, car on compte 484 admissibles et 1430 postes sont proposés. L’an passé, 1408 postes étaient à pourvoir, et seuls 1271 candidats ont été admis sur les 1430 admissibles. Même à Paris, la situation se fait préoccupante, car il n’y a que 180 admissibles pour les 219 postes proposés. À titre de comparaison, il y avait 366 admissibles en 2021. Selon toute vraisemblance, on estime que sur ces trois académies, entre 1600 et 1700 postes seront vacants en septembre et les concours supplémentaires n’offrent que 700 postes « de secours », 500 à Créteil et 200 à Versailles. D’autres académies sont en déficit grave pour l’enseignement primaire. 105 candidats admissibles en Guyane, pour 172 postes ; 40 admissibles à Mayotte pour 160 postes.
La situation n’est pas meilleure dans l’enseignement professionnel où la grande majorité des 27 disciplines n’atteint pas le ratio escompté de deux admissibles pour un poste vacant. Pour plusieurs d’entre elles, les mêmes constats s’imposent : il y a moins d’admissibles que de postes à pourvoir, comme en maths-sciences avec 201 admissibles pour 240 postes, ou en génie civil (option équipements techniques-énergie) avec 15 admissibles pour 27 postes.
La situation découle en partie de la réforme du concours de recrutement : le nombre d’étudiants de la session de concours 2022 a diminué du fait du positionnement du concours du Master 1, jusqu’en 2021, au Master 2, cependant qu’aucune mesure de transition n’a été considérée et prise. Le ministère n’a rien anticipé. Notons également que les nouveaux dispositifs en Master 2, comme le stage d’observation et de pratique accompagnée ou le contrat d’alternance, ont entraîné de nouvelles configurations pour la formation des candidats au concours, et une charge de travail plus importante accompagnée d’une réduction drastique des cours et des temps de préparation des épreuves d’admissibilité. Le ministère s’est d’ailleurs bien gardé, cette année, de publier le nombre de candidats aux concours : il faut chercher de ce côté-là un symptôme des causes de la situation. Le ministère a communiqué beaucoup à propos de la revalorisation de la rémunération des enseignants, ce qui a eu pour effet de révéler aux possibles candidats ce qui les attend en début et en cours de carrière. Les revalorisations ont ainsi révélé des écarts sensibles de rémunération entre les carrières dans l’enseignement et d’autres carrières dans la fonction publique, voire surtout d’autres carrières dans l’emploi privé. Surtout, cette communication a révélé que la revalorisation annoncée ne devait concerner qu’une poignée de l’ensemble des enseignants – qui s’intéressera au « beau métier d’enseignant », quand celui-ci n’offre pour toute rémunération, à l’issue de cinq années d’études après le baccalauréat, un salaire brut équivalent à 1,1 fois le S.M.I.C. dans le secondaire ? Les étudiants candidats ont comme d’autres connaissance des tendances longues en ce qui concerne le nombre de postes proposés. Pour se donner une idée, en 2017, 7315 postes étaient proposés au CAPES externe, contre 7200 en 2015. En 2020, 5490 postes sont proposés, 5441 en 2021, 5225 en 2022. Pourquoi escompter des étudiants qu’ils s’orientent vers les Masters enseignement et se présentent au concours, qu’ils s’imposent deux ans de formation en forme de tunnel, s’ils n’ont aucune garantie de débouchés professionnels ? La promesse du sacerdoce et la ferveur qui vient avec la vocation ne font plus recette. Notons enfin que cette situation n’est pas sans lien avec la loi de transformation de la fonction[3] publique qui renforce l’appel aux contractuels. Ces enseignants contractuels étaient 43 000 pour l’année scolaire 2010-2011 et 63 000 pour l’année scolaire 2019-2020[4].
Retour sur les causes d’une crise bien connue des Français
L’enjeu n’est pas neuf. Rappelons qu’en 2010, avec la réforme de la « mastérisation de la formation des enseignants », de similaires questions se posaient. Cette réforme a relevé le niveau de recrutement des enseignants du premier et du second degré au Master 2 à la place de la Licence 3. Elle a entraîné une réduction de la formation professionnelle des enseignants qui se découvrent trois mois après la fin des oraux du concours en poste à temps-quasi-complet. Entre les sessions de 2011 et 2012, près de 2600 postes d’enseignants n’ont pas été pourvus, surtout dans le second degré et les filières professionnelles et technologiques. On parlait autrefois de « crise des vocations enseignantes » et on soulignait la gravité de la situation. De multiples raisons étaient évoquées et demeurent aujourd’hui utiles pour l’analyse : l’absence de visibilité du parcours depuis la réforme ; l’accroissement du niveau de recrutement à « bac + 5 » décourage les étudiants de s’orienter vers un métier peu rémunérateur au regard des sacrifices consentis ; la difficulté croissante d’exercice du métier, non seulement dans les établissements de mauvaise réputation mais plus largement, car la crise touche aussi l’enseignement privé ; la diffusion dans l’opinion de l’image d’un métier dévalorisé, peu gratifiant socialement et peu soutenu par l’institution scolaire. Près d’une décennie plus tard, la situation n’a pas changé.
Revenons sur la situation présente. Les territoires avec les populations les plus défavorisées sont les zones où les postes font toujours défaut, notamment les remplaçants. Les académies les plus difficiles sont les plus affectées par les crises de la formation des enseignants. La formation est organisée sur le mode « successif » : une formation académique est reçue à l’université, puis, après la validation des connaissances disciplinaires, une formation professionnelle. Cette organisation impose au candidat un changement radical de posture d’une année sur l’autre : la première il cultive ses propres savoirs, pour eux-mêmes et hors de toute vision éducative, la deuxième il doit se montrer apte à la transmission des savoirs, à la mise en situation d’apprentissage un groupe d’élèves. Dans d’autres pays européens, ces formations sont simultanées, dans les domaines académiques et professionnels, sans changement brutal de posture. Abandonner ce mode d’organisation « successif » accroîtrait certainement la visibilité du parcours de formation tout en limitant la désertion des enseignants fraîchement nommés à leur poste – ce qui constitue un sujet en soi.
Quelques pistes de réflexion permettraient de résorber ces crises du recrutement appelées à se manifester plus souvent. D’abord, toute réforme doit considérer que la formation initiale n’est pas la fin de toute formation, mais le démarrage d’un processus continu. Pourvu que le cheminement soit rendu lisible et prévisible, alors les candidats à la carrière professorale sauront ce qui les attend dans ces institutions délabrées que sont les INSPE. Ensuite, il faut expliciter les contenus des disciplines inscrites au cursus, pour développer un va-et-vient étroit entre l’expérience pratique et la formation théorique, car la théorie libérée de tout ancrage pratique produit les « songes de la raison », des monstres et des aberrations. Enfin et même si cette piste concerne l’institution scolaire dans son ensemble, la formation initiale doit insister lourdement sur la conciliation nécessaire entre l’adaptation aux publics variés de l’école et les exigences nationales en fait de réussite et d’acculturation.
Pour l’heure, la formation initiale des enseignants est considérablement chargée, comme s’il était possible de former idéalement un enseignant « tout prêt et tout armé » pour toutes les situations comme s’il avait reçu toutes les réponses possibles, toutes les suggestions d’adaptations envisageables. Le piège est grossier car s’il est évident que l’enseignant, à l’issue de sa formation, doit se positionner en praticien capable de réflexion vis-à-vis de sa profession, cette disposition n’est possible qu’à la condition que la formation initiale soit l’initiation d’un processus qui courra tout au long de la carrière. Ces premières années sont le lieu idéal pour relier les apprentissages effectués en formation, pour les éclairer par l’expertise des formateurs. Les enseignants sont mis en demeure de s’adapter aux différentes situations de l’école, surtout lors des premières années, quand les postes sont rarement fixes, alors la formation initiale doit fortifier en eux cette éthique de la responsabilité pour guider leur action dans la classe. Comment pourraient-ils exercer leur liberté pédagogique, s’il n’y sont pas proprement préparés ?
Crise du recrutement et crise de la vocation
Au demeurant, quels savoirs les enseignants doivent-ils maîtriser au cours de ces années de formation ? Les savoirs disciplinaires académiques, savants, qui correspondent aux découpages disciplinaires de l’université ; les savoirs disciplinaires scolaires, qui sont les savoirs à enseigner, d’après des objectifs et des contenus d’enseignement légalement sélectionnés ; les savoirs sur les élèves et leurs apprentissages, qui sont les savoirs sociaux, cognitifs, langagiers, pédagogiques, etc. ; les savoirs institutionnels pour comprendre les missions de l’enseignant confiées par la Nation ; les savoirs professionnels, qui sont la connaissance théorique et pratique des gestes professionnels caractéristiques du fait d’enseignement. Nous savons aujourd’hui que la formation pècheà articuler ces différentes dimensions d’un « savoir enseignant » et nous estimons que le lien rompu entre la formation des enseignants et la pratique enseignante constitue un frein à la réussite de l’institution scolaire. D’évidence, l’enseignant doit savoir opérer un double déplacement entre les savoirs disciplinaires, qu’il doit connaître, et les savoirs scolaires, qu’il doit transmettre ; c’est quand l’ensemble des savoirs précités n’est pas maîtrisé que l’enseignant appauvri entraîne avec lui l’appauvrissement des exigences qu’il doit avoir pour ses élèves.
La recherche en éducation joue un rôle particulier, puisqu’elle est un observatoire des pratiques enseignantes et doit être aussi un conservatoire pour celle-ci afin de constituer un trésor de guerre, un ensemble de ressources pour les formateurs comme pour les enseignants eux-mêmes. Si le métier devient si « difficile », quoi qu’on mette derrière ce qualificatif, c’est à mettre en lien avec la très faible pénétration de la recherche en éducation, et sa littérature, dans le milieu enseignant qui exerce parfois dans la plus complète ignorance de ces ouvrages, de ces ressources. Cela contribue à susciter l’impression de dénuement qui alimente la crise du recrutement. Aussi, les concours de recrutement de l’enseignement ont été réformés et bientôt, nous mesurerons les conséquences des orientations choisies par le dernier ministre de l’Éducation nationale. Nous considérons que ces concours de l’enseignement doivent répondre à une exigence triple : valider la connaissance des différents champs disciplinaires faisant partie des programmes d’enseignement, révéler les qualités indispensables à l’exercice du métier et préparer le candidat au poste d’enseignant à un travail de longue haleine sur les compétences professionnelles attendues de lui.
La crise du recrutement est aussi une crise du métier d’enseignant, dont l’attractivité décroît depuis longtemps. Quels sont les facteurs de ce déclin ? Premièrement, un sentiment d’usure se développe face aux tensions, aux incivilités et aux difficultés que les enseignants rencontrent avec les élèves et les publics de l’école, y compris dans les zones où ces publics sont réputés constitués de catégories sociales favorisées[5]. La gestion de la classe apparaît comme de plus en plus difficile, comme s’il était attendu des enseignants qu’ils agissent et « fonctionnent » avec des outils toujours plus émoussés et des ressources toujours moins nombreuses. Chose peu soulignée, l’individualisme de la profession contribue à l’isolement de ses agents, ce qui ajoute aux difficultés des relations avec la hiérarchie[6]. Les mauvaises conditions de travail et l’absence de reconnaissance professionnelle ont de quoi inquiéter les candidats à la profession qui iront chercher ailleurs la récompense des cinq années d’étude consenties après le baccalauréat. Plus spécifique au second degré, l’épuisement professionnel tient aux attentes contradictoires de la hiérarchie et des familles[7]. Les maigres résultats obtenus contrastent avec la haute idée que beaucoup d’entre eux se font de leur métier et ce décalage entretient le sentiment général d’inutilité. L’organisation du travail n’est nullement facilitante et empêche même de faire du bon travail, à en croire les témoignages de nombreux enseignants.
Les causes de la difficulté[8] sont connues et cohérentes : cumul des contraintes, surcharge de travail, charge émotionnelle dans un métier de relations intenses, conflit de rôle entre le « pour tous » et le « pour chacun », demandes contradictoires de l’institution scolaire. L’enseignant ne sait pas toujours ce qui est attendu de lui, les objectifs qu’il doit atteindre et l’étendue de ses responsabilités. L’institution ne défend plus aucune vision de l’homme, c’est certainement ce qui sabote les missions d’enseignement. Cette erreur s’inscrit dans une perspective plus large, l’oubli ou la méconnaissance des fins. Les moyens sont cultivés pour l’amour de leur propre perfection et non pas comme moyens seulement, si bien qu’ils ne peuvent conduire à la fin, et cet art singulier qu’est l’éducation perd toute vertu pratique. Son efficience est alors remplacée par une démultiplication infinie des moyens car chaque moyen se développe pour lui-même, pour son propre compte, au mépris de la fin visée. Ces moyens toujours plus nombreux, toujours plus complexes, toujours plus fascinants peut-être sont-ils pour autant tous accessibles, matériellement, cognitivement, intellectuellement à l’ensemble des membres du corps enseignant ? La suprématie des moyens sur la fin nous semble être la cause de la faiblesse de l’institution scolaire. Cette faiblesse rejaillit nécessairement sur ses agents les plus importants, les enseignants.
- Ici, un point de vocabulaire. Les concours de recrutement dans l’enseignement primaire (CRPE) et secondaire (CAPES) se partagent entre épreuves d’admissibilité et épreuves d’admission ; il faut réussir les deux étapes du concours pour être sélectionné.
- Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation.
- 20 mesures pour transformer la fonction publique, ministère de l’Action et des Comptes publiques, 2019.
- Le recours croissant aux personnels contractuels, Cour des comptes, 2018.
- Fotinos, Georges et Horenstein, José-Mario. La qualité de vie au travail dans les lycées et collèges – Le burn out des enseignants, ESEN/MGEN, 2011.
- Enseigner en collège et en lycée en 2008, Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, octobre 2009.
- Lantheaume, Françoise, et Hélou, Christophe. La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant. Presses Universitaires de France, 2008
- Janot-Bergugnat, Laurence et Rascle, Nicolas. Le stress des enseignants. Armand Colin, 2008.