Que dit le droit de l’embryon humain ?

En dehors des facultés de droit, la condition juridique de l’embryon ne semble plus intéresser grand monde. Si la question n’est pas neuve, elle est rendue très actuelle ces dernières années, car le législateur, ignorant la menace du serpent de la Genèse, se pique de législations nouvelles en matière de procréation. Un enfant simplement conçu peut-il prétendre à la qualité d’héritier, à la qualité de gratifié ? C’était l’interrogation principale des juristes anciens. De vieilles formules ont été conservées : « infans conceptus pro nato habetur quoties de comodo ejus agitur » (L'enfant conçu sera considéré comme né chaque fois qu'il pourra en tirer avantage). L’article 725 du Code civil dispose ainsi que « pour succéder, il faut exister à l’instant de l’ouverture de la succession ou, ayant déjà été conçu, naître viable. » Depuis un arrêt de la Cour de cassation du 10 décembre 1985, c’est un principe général du droit. Le progrès des techniques médicales d’intervention sur la vie avant la naissance donne un souffle nouveau à ces questions, suscitant des problèmes ô combien brûlants.
On se souvient qu’en 1974 et jusqu’à la loi du 17 janvier 1975, les discussions étaient vives : l’enfant déjà conçu mais non encore né jouit-il déjà des protections juridiques contre les atteintes portées à sa vie ? Plus tard, la recherche médicale portant sur l’enfant qu’une femme enceinte porte « in vivo » a été dans le collimateur de la critique, et on s’interrogea même sur ce qu’il fallait faire des embryons surnuméraires et inutilisés à la suite d’une fécondation « in vitro ». Les détruire, les conserver, s’en servir à des fins de recherche scientifique, les partager à d’autres couples demandeurs d’enfant ? D’aucuns ont parlé à ce sujet d’institutionnaliser l’adoption par transfert de l’œuf dans l’utérus. Plus récemment, des événements survenus ailleurs dans le monde ont suscité un regain d’intérêt pour le sujet de l’avortement, car des craintes surgissent : plane-t-il sur le droit à l’avortement la menace d’un retour à la situation antérieure, quand ce droit n’était rien qu’un rêve, quand les femmes concernées devaient recourir à des solutions terribles et déplorables ?
Cette situation nous oblige à un examen plus complet de la question. La condition « à naître », « si nascitur », ne suffit plus pour enterrer les polémiques. La vie prénatale est l’enjeu, désormais, des discussions contemporaines. Les crispations se justifient : si le mal est fait, il est trop tard, et si préjudice il y a, il sera irréparable. Il convient de faire un détour par toutes les branches du droit et en particulier le droit pénal, car celui-ci a pour mission essentielle d’assurer le respect et la protection des droits les plus fondamentaux de chaque personne. Pourvu qu’un embryon soit reconnu juridiquement comme une personne, alors pourquoi l’embryon ne jouirait-il pas, comme toute autre personne, du même respect, de la même protection de ses droits ?
 
Engendrer des enfants, non les faire

Au demeurant, la question s’affine encore : le produit de l’engendrement, de la génération humaine, qu’est-ce que c’est, du point de vue du droit ? Quelle qualification juridique retenir pour l’embryon ? Les Romains disaient « pars viscera matris », solution simple : l’embryon est un élément du corps de la mère dont il est indissociable. Cette conception repose sur une fiction et n’a aucun fondement dans la réalité. Les progrès des sciences ont démontré généreusement que l’embryon est autre chose que le corps de la mère - sinon, comment créerait-on des embryons « in vitro », comment transfèrerait-on des embryons d’une mère génitrice à une mère gestatrice ? L’embryon est autre chose, mais quoi ? S’agit-il d’un être humain ou d’un être vivant ? Quelle différence le droit peut-il faire entre ces deux réalités ? L’embryon ne serait qu’un être vivant parce que sa vie est végétative, à peine sensitive, dénuée des qualités qui font la personne humaine entièrement : l’intelligence, la volonté. Là encore, le mystère de la vie prénatale laisse le juriste bien incapable, voire interdit.
Toute vérification expérimentale est encore impossible. La génétique nous révèle que le nouvel être humain est programmé dès les premiers moments de sa conception. Une série de développements successifs et spontanés produiront d’abord un nouveau-né, un enfant, un adulte, enfin une dépouille. La vision scientifique de l’homme, qui collecte des données toujours plus précises et toujours plus étendues sur sa vie naturelle, ne dit rien de son âme, de son être ontologique, de ce qu’il est ou doit être au regard de notre droit. Ce que nous savons nous permet d’affirmer, cependant, qu’une personne humaine, virtuelle, en puissance et qui s’actualisera au fur et à mesure de sa croissance, existe dès la conception. Cette donnée minimale était celle du Comité consultatif national d’éthique français en 1984, dans un avis rendu le 23 mai. Le Conseil d’État lui-même, dans ses propositions publiées en 1988, (De l’éthique au droit) se montrait d’une prudence exceptionnelle, évoquant « un processus de vie débouchant sur la naissance d’un être humain » et déclarant qu’il est « impossible de traiter comme une chose » un embryon. La loi de 1975 elle-même semble pétrie de cette prudence, qui dispose en son article premier que « la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie ». L’embryon était alors conçu comme plus qu’une chose, plus qu’un animal, mais un être humain en devenir, peut-être même un être humain à part entière, sans qu’on ose le dire.
Reste que les mœurs ont évolué et que les progrès de la technique ont entraîné la rupture de certaines digues morales et sociales. Le statut juridique de l’embryon demeure cette dissonance impossible à résoudre. Si l’embryon est un être humain, alors cet être humain a des droits innés et inaliénables, en particulier le droit à la vie, le droit à la sûreté physique. Un syllogisme rapide à établir balaierait donc tout l’édifice de la loi de 1975 et les autres lois et règlements qui ont jusqu’à nos jours permis qu’on touche avec si peu d’égard la sûreté physique des embryons humains. En effet, on voit mal comment la société ou l’État pourraient se dispenser de respecter les droits inaliénables des individus, des personnes, quand ces droits fondamentaux s’imposent même au législateur. L’oublier, c’est renoncer à l’État de droit et à la sécurité juridique de tout une société.
Cependant, on peut contester que tout être humain aurait, du seul fait d’être une personne, des droits inaliénables. Être « pour soi », la qualité de personne, rend capable de posséder des biens, de les faire sien, et la vie est le bien suprême, mais ne donne pas immédiatement le droit de les posséder. C’est toute l’illusion des « déclarations de droit » qui prétendent combler cette lacune, ce vide. S’agissant du droit à la vie, observons qu’un criminel, en tant que personne, possède la vie comme un bien propre ; s’il a été justement condamné à mort, il n’a plus le droit de posséder cette vie qui est pourtant la sienne. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales affirme d’ailleurs que « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi », mais elle précise immédiatement que « la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi ». C’est le texte de l’article 2 de la Convention. Du moins, c’était, jusqu’au protocole n°13, en 2002, déclarant nécessaire l’abolition de la peine de mort. La possession d’un bien et le droit de le posséder sont deux choses distinctes : le droit appartient à une autre dimension que celle de la personne, son principe n’est pas dans le sujet qui le revendique pour lui.

 
Arbitrer, et dire le droit

Où est ce droit, alors ? Ni d’un côté, ni de l’autre, mais dans la relation d’altérité, entre les deux personnes qui observent cette relation. Au sens strict, le droit est cette mesure qui détermine le bon ajustement entre deux ou plusieurs personnes engagées dans une relation, quand ce qui revient à chacun est en cause et pose des difficultés. Autrement dit, le juriste doit mesurer ce qui est dû « en justice par une personne à une autre ». Si nous prenons donc l’exemple qui nous occupe, le droit à la vie, on peut affirmer que l’embryon possède un tel droit, parce qu’il est une personne, mais on connaît d’autres personnes qui possèdent un tel droit, comme la mère par exemple. Il est impossible de trancher entre deux droits inaliénables et intangibles ! Cette impasse n’est résolue qu’au moyen d’un travail qui est la tradition juridique, la quête du juste milieu, de la position juste de chacun dans ses rapports à ses semblables. Le statut juridique de l’embryon n’a pas été réfléchi autrement. La loi de 1975 reconnaît à l’embryon la qualité d’être humain dès sa conception et reconnaît des cas où le législateur admet qu’il est justifié d’ôter la vie de l’embryon : situation de détresse morale de la femme enceinte, péril grave pour la santé de la femme, forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. En d’autres termes, l’idée était la suivante : la vie de l’enfant à naître ne peut prévaloir inconditionnellement face aux droits de la femme enceinte, mais de même que les droits de la femme enceinte ne sauraient avoir la primauté absolue sur les droits de l’enfant à naître.
Les techniques médicales et les sciences de la vie ont bousculé les choses, depuis 1975. Qu’est-ce qui est alors admissible et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Sur les fondements ici développés, la plus haute juridiction administrative française a ainsi statué que sont illicites les recherches qui aboutissent à la modification artificielle du génome humain, transmissible à la descendance, les recherches visant la réalisation d’une gestation complète « in vitro », qu’on appelle ectogenèse, les recherches visant à la réalisation d’une parthénogenèse du clonage ou la production de chimères. Devraient être interdits, également, les prélèvements d’embryons et la constitution d’embryons « in vitro » dans le seul but de la recherche, en dehors de toute finalité thérapeutique. D’autres choses étaient alors permises, comme la recherche sur les embryons obtenus à la suite d’une fécondation « in vitro », lorsque ces embryons ne sont pas réimplantés. Le compromis se veut équilibré entre l’interdiction excessive qui priverait la société toute entière des progrès bénéfiques de la science – le Conseil d’État évoque même le handicap que cela représenterait pour la France au regard d’autres pays – et le laisser-tout- faire, inadmissible, qui ne pose aucune limite à la manipulation de l’embryon et permet donc de le traiter comme une chose.

 
Dépasser le consensus, protéger la vie

Cette démarche est peu susceptible de reproche. Confronter les intérêts en présence et chercher la solution juste, tel est le rôle du juge. Toutefois les résultats de ces démarches, et leurs conséquences aujourd’hui, appellent les plus graves réserves. Cette quête du « juste milieu » n’a fait que donner un peu à l’un, un peu à l’autre, et toujours la ligne de partage se déplace à mesure que les progrès techniques se déploient dans nos vies, sans jamais qu’on arrête un juste milieu définitif et fiable pour la postérité. Qu’est-ce qu’un avortement ? Permettre l’avortement, c’est permettre d’ôter la vie à un être humain, pour protéger la santé morale ou physique de la mère ; c’est permettre aussi de supprimer l’embryon car il présente des risques de graves tares psychiques ou physiques. On se demandera alors : les biens mis en balance ont-ils la même valeur ? La vie est objectivement un bien supérieur à la santé morale de la mère, comme à la santé de l’enfant lui-même – et dans ce dernier cas, on s’étonnera de préférer tuer un enfant dans le but de lui éviter des souffrances physiques ou morales.
Des questionnements similaires conduisent à douter de la pertinence des recherches menées sur les embryons, pour ne rien dire des procédures qui voudraient qu’on traite les embryons comme des choses qu’on transfère d’un utérus à un autre, d’une éprouvette à une autre éprouvette, etc. À quel prix obtient-on ces « prouesses » techniques ? Les avantages recherchés sont faibles par rapport au sacrifice imposé à cet être humain en puissance qu’est l’embryon. La vie, l’intégrité physique sont des biens d’une nature supérieure à la connaissance scientifique, alors tout arbitrage nous semble devoir préserver, à tout prix, ce bien. Renverser la hiérarchie des biens, donner la préférence au perfectionnement intellectuel et technique, c’est commettre une injustice car l’accroissement de la connaissance scientifique n’est jamais une raison suffisante pour justifier l’atteinte à la vie, à l’intégrité physique d’une personne, même potentielle. La connaissance de la nature et même de notre nature ne sont pas le bien suprême. L’utilité pour la science n’est pas une raison suffisante pour expliquer ces partages que le juge ou le législateur font toujours en faveur des scientifiques. Si nous estimons donc qu’il faut protéger le droit à la vie des personnes déjà conçues, ce n’est pas tant en vertu d’un droit inné à la vie ou à la santé, mais parce qu’il est injuste de porter atteinte à la vie, à l’intégrité physique d’un être humain, d’un embryon, encore innocent. Cette réflexion, moins centrée sur les droits de l’homme et bien davantage sur la justice, nous paraît plus légitime à décider des arbitrages nécessaires.
Certains pourront se demander à la lecture de cet article «Mais où veulent-ils donc en venir ?». Nous souhaitons poser des questions sur la conception moderne de l’avortement et son apparente banalisation à l’heure où la France connait chaque année plus de 200 000 avortements par an, l’équivalent d’un quart des naissances. Nous ne souhaitons pas revenir sur le droit à l’avortement mais seulement l’encadrer, notamment par la prise de conscience de la portée de l’acte, loin d’être anodin. Vous pouvez retrouver nos propositions dans notre manifeste, partie Famille.